Un concert, c’est la musique plus l’esprit qui est là plus la beauté et l’atmosphère
Le vendredi 24
juillet, le Moutin Factory Quintet se produira sur la place Pierre Betz. Louis
Moutin parle de cette formation et de son adhésion totale au bonheur de la musique
de jazz.
Une
« rythmique jumelle » n’est pas banale. Pouvez-vous nous parler de
votre parcours, ce qui vous a conduit l’un à la contrebasse et l’autre à la
batterie ?
Chacun a été conduit à son instrument par quelque chose
d’instinctif. Moi je jouais un peu de
piano mais je « sentais » déjà la batterie. Cet instrument était
facile pour moi, normal, instinctif. Je ne dis pas que je n’ai pas besoin de travailler mais on peut presque parler de
l’ordre de l’acquis.
Quant à François, il jouait de la guitare et puis la contrebasse
lui a fait vraiment envie. Il le dirait mieux que moi. Je sais qu’il a eu un
choc quand on est allé voir le trio de Oscar Peterson à la salle Pleyel. À
partir de ce jour-là, il a vraiment
voulu être contrebassiste mais il était trop jeune. Alors il a acheté une basse
électrique et il a commencé la contrebasse vers 19 ou 20 ans. Assez tard
finalement, lui comme moi, mais c’était
inévitable.
Nous sommes un peu
intrigués par la gémellité. Crée-t-elle une spécificité dans votre
formation?
Sans doute mais je le sais surtout parce qu’on me le dit.
Je le ressens aussi, c’est ancré en moi. Mais nous ne jouons pas toujours
ensemble bien sûr. Pourtant c’est
évidemment très spécifique quand on joue tous les deux parce qu’il y a un passé
commun et une identité gémellaire : nous avons vécu et découvert les choses ensemble.
Est-ce que cette
spécificité vous donne une certaine liberté ?
Oui, grâce à notre proximité, François et moi
« sentons » très facilement : je sens très bien où il va, il n’y
a pas de question, c’est instinctif. Je vais probablement prononcer souvent ce
mot « instinctif » parce que c’est comme ça que je le sens, le vois et
le vis. Il y a beaucoup d’instinct dans la musique qu’on fait. Mais c’est vrai
aussi avec les autres musiciens et pas seulement entre nous deux, même si nous
l’avons probablement beaucoup développé
ensemble.
Vous bousculez la
conception courante de la rythmique. Alors que l’Atlantique vous sépare,
comment travaillez-vous ? Les compositions sont les vôtres (sauf le
morceau d’Ornette Coleman). Comment composez-vous ? Ensemble ?
À une époque où nous n’avions pas de formation ensemble
on jouait avec beaucoup de musiciens et François est parti aux
États-Unis : ce fut un tournant. Nous avons ressenti le besoin d’élargir
le champ, d’avoir plus d’expériences l’un sans l’autre. Nous étions considérés
comme « la rythmique des frères Moutin »
et nous avons voulu casser cette image. Et quatre ou cinq ans après, chacun a
pu continuer avec la certitude qu’il pouvait exister sans l’autre. Notre gémellité a été valorisée.
Le fait de vivre à 8 000 km n’est plus techniquement
un problème aujourd’hui. Des avions, il y en a tout le temps et c’est très
simple. Les communications à distance permettent de travailler presque comme
si on était dans la pièce d’à côté.
Enfin, aujourd’hui c’est simple, mais en 1995 ça l’était moins.
Vous composez
ensemble ?
À la base, chacun compose de son côté mais il y a
toujours un échange. Quand je compose un morceau et qu’il est en cours
d’élaboration, je le joue à François ou je lui envoie la partition. Il réagit
alors dessus et l’inverse est vrai aussi. Mais il est arrivé qu’on compose complètement
ensemble.
Le fait qu’un vive aux États-Unis et l’autre en Europe
n’est pas un problème, au contraire. En effet, nos groupes tournent sur les
deux continents. On ne peut pas dire que le public américain soit vraiment différent
du public européen mais plutôt que chaque concert est une nouvelle
aventure. Mais c’est un rêve pour nous, musiciens
de jazz. Qui dit musicien de jazz, dit États-Unis parce que cette musique est
née dans un contexte particulier aux États-Unis. Aujourd’hui beaucoup de
musiciens européens travaillent avec des musiciens américains.
Cependant, ce qui est un peu unique dans notre démarche,
c’est de faire tourner régulièrement aux États-Unis une formation de musiciens
européens. Nous sommes très fiers de l’avoir amorcé et de continuer à le faire.
Vous avez donné le
nom de Factory à votre formation.
Bien sûr nous pensons tous à Andy Warhol. Pouvez-vous préciser cette
référence ?
La référence est un peu lointaine avec l’idée de
créativité collective. François et moi créons tous les morceaux et nous
dirigeons la formation, notre rythmique influence beaucoup la musique mais comme
ce sont des musiques dans lesquelles on improvise beaucoup, la liberté et
l’apport de chacun des musiciens sont essentiels.
Pourtant, ce n’est pas vraiment comme la Factory d’Andy Warhol parce que le côté
avant-gardiste n’est pas aussi marqué.
Pourquoi avoir
réuni ces trois musiciens, Thomas Ehnco, Manu Codjia et Christophe Monniot
autour de vous deux ? Pouvez-vous nous parler de chacun d’eux ?
Ce sont des rencontres, des envies, à l’intuition. J’adorais depuis longtemps la musique de Manu
Codjia et on s’est croisé lors d’un concert où nous jouions avec Henri Texier. Puis lorsque nous étions en
résidence à l’Opéra de Lyon, François et moi, nous avons appelé Manu Codjia et
tout s’est extraordinairement bien passé. C’est une chance pour nous. Nous
voulions ajouter un son de guitare mais pas n’importe lequel. La palette, la
richesse dans le son, une approche comme la sienne sont rares. Il est un musicien
tellement musicien, il ne fait jamais autre chose que de la musique, il ne fait
pas de la performance.
Thomas Ehnco, nous l’avons rencontré parce qu’il était
candidat au concours Martial Solal et nous avons eu l’occasion de jouer avec
lui puisque nous accompagnions les candidats. Quand il a joué, au moment où on
a improvisé, il s’est passé un déclic et François et moi nous sommes dit :
« Il est vif, il a envie de s’amuser avec la musique, il parle, il dit
des choses, il n’est pas seulement un virtuose. »
Je connais Christophe Monniot depuis beaucoup plus
longtemps, depuis les années 1990. Chaque fois que j’ai joué avec lui j’ai
ressenti une espèce de choc parce qu’il a un grain de folie et qu’il connaît
toute la tradition du jazz.
Nous avons commencé à écouter du jazz avec du « vieux
jazz », celui des années 1920-1930, Louis Armstrong, Duke Ellington ;
puis on l’a découvert chronologiquement jusqu’à la période actuelle quand nous
étions ados. J’aime jouer avec des musiciens qui n’ont pas commencé par le be bop, qui connaissent le jazz d’avant,
qui ont une palette de la musique qui ne se résume pas au jazz. C’est le cas de
Christophe Monniot et il est un créatif dans l’âme.
Pour nous, l’évidence que cette équipe allait fonctionner
a été immédiate. Une équipe de musiciens solidaires qui ont envie de jouer
ensemble. Il en surgit d’emblée un son magnifique.
Pensez-vous qu’à
l’instar de Daniel Humair, Art Blakey ou Betty Carter vous jouez un rôle à
l’égard de la jeune génération ?
Ce serait prétentieux, je pense que nous nous nourrissons
de la nouvelle génération comme elle se nourrit de notre musique. Nous avons
embauché Baptiste Trotignon quand il était jeune mais ce n’est pas grâce à nous
qu’il a fait sa carrière, c’est grâce à son talent. D’ailleurs quand je joue
avec Solal ou Texier c’est moi le jeune.
J’ai beaucoup appris en jouant avec Martial Solal, mais
ce n’est pas une question de génération, c’est parce qu’il est un génie.
Vous avez joué avec
des pianistes exceptionnels, avec des personnalités originales et fortes :
Machado, Solal, Pilc. Peut-on penser qu’il y aun fil qui vous conduit vers des
pianistes ?
Mais oui, nous avons remarqué. La rythmique Moutin avec
Martial Solal fonctionne très bien parce qu’il joue de manière très ouverte,
avec une culture très large. Avec Solal, il est indispensable d’avoir des
réflexes et une rythmique soudée.
Pourquoi beaucoup de pianistes ? Je ne sais pas. Dans
nos groupes nous avons toujours intégré un pianiste. On a envie d’entendre du
piano.
Le piano est un instrument harmonique. Il a été créé pour
imiter les orchestres. Je compose au piano parce que c’est simple, on voit tout,
on peut jouer toutes les harmoniques et il y a une rythmique qui est là puisque
le piano est aussi une percussion. Quel est le musicien de jazz qui n’a jamais
joué avec un pianiste ? Mais il est vrai que nous avons joué avec beaucoup
de pianistes : Jean-MarieMachado, Manuel Rochaman, Tigran Hamasyan,
Antoine Hervé, Pierre de Betheman et bien sûr Martial Solal.
Lucky People est le titre de votre album, - un beau titre
-, éponyme du premier morceau. Pourquoi Lucky People ? Sun Ra parle aussi de bonheur.
Il est une chose
très étonnante : la musique est complètement abstraite, faite avec
des sons et l’être humain y est sensible et il y accroche des sentiments. Quand
on se plonge dans la musique, quand on la laisse nous envahir, on décroche des
soucis, on se laisse embarquer dans quelque chose de plus universel et de plus
central. Donc vers une forme de bonheur quand on l’écoute et quand on la pratique,
n’en parlons pas. Je sais que quand je fais un concert, un rapport s’établit
avec le public. Le but est que, collectivement, on s’échappe, on parte, on soit
transporté dans une espèce de transe joyeuse - ou triste par moment-, dans
l’émotion. Alors on s’approche un peu du bonheur.
Le
spectateur ressent des émotions et
celui qui donne la musique qu’en est-il pour lui ?
Plus encore et c’est pour ça que j’ai choisi ce métier,
ça devient presque addictif. On peut jouer de la musique tout seul tout seul
chez soi où il y a déjà un peu de ça mais alors quand en plus on le fait pour
des gens qui sont là dans une salle, qui écoutent et qui renvoient une énergie
-je sais pas de quelle nature elle est mais on la sent- ça apporte à la concentration, on est là dans une
chose dont on sait qu’elle est éphémère, captée, écoutée par les autres, alors
on reçoit une énergie et il se passe quelque chose d’un peu mystérieux. Quand
je joue, j’ai envie de trouver cet état, une espèce de transe où on déconnecte
de tout sauf de l’instant de musique. On est là, dans les sons, dans la beauté
des sons, dans ce qu’ils disent et expriment, dans l’histoire qu’ils racontent.
C’est absolument addictif, je pourrais plus m’en passer. J’en nourris ma vie et
j’espère que ça nourrit la vie des gens qui écoutent.
Diriez-vous que
votre musique est à la fois très énergique et très délicate, poétique. Quel est
le secret de cette alchimie ?
C’est ce que je souhaite : l’énergie de la vie, la délicatesse
des choses et la poésie. Il faut trouver le moyen de les laisser venir. Il ne faut pas les forcer ni les chercher
mais c’est là. Si on pouvait dire qu’il y a un secret ce serait ne pas le
vouloir, juste le laisser venir. Alors cette énergie, cette poésie vous tombent
dessus. Nous les musiciens avons l’impression de les transmettre, qu’elles sont là comme un fluide qui coule à travers nous.
Lorsque vous étiez
venus à Souillac en 1990, avec Jean-Marie Machado, vous aviez joué au Palais
des Congrès. Cette année, si le ciel est avec nous, vous jouerez en plein air
avec pour toile de fond les coupoles de l’abbaye romane. Est-ce qu’un lieu vous
influence ?
Oui, j’ai regardé et le cadre est magnifique. Jouer dans
un beau cadre influence évidemment. Le public y est sensible et renvoie une
énergie déjà teintée par ce décor. Un concert, c’est la musique plus l’esprit
qui est là plus la beauté et l’atmosphère, il n’y a pas que les notes.
Propos recueillis
et transcrits par Marie-Françoise, le 11 juillet 2015. photo : Ursula K
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