Das Kapital : comprendre le monde et le supporter
Le trio Das Kapital est
programmé le jeudi 20 juillet sur la grande scène de Souillac. Chaque concert
est une œuvre collective, où, à partir de leurs compositions, les trois musiciens
entrelacent leurs histoires. Musique narrative, formation sans leader, œuvre collective
avec effacement des solistes, autant de questions que nous avons pu poser au
saxophoniste. Mais d’abord l’aventure de ce trio atypique.
Daniel Erdmann : On
s’est rencontrés à Paris il y a maintenant quinze ans, Hasse Poulsenn qui est
danois, vient de Copenhague, Edward Perraud est français, est breton à la base
mais vit à Paris, et moi qui vient de Berlin et qui venais de m’installer à
Paris. Nous avons fait une première répétition pour faire connaissance
musicalement et dès le départ nous avons ressenti un langage commun. Pendant
les premières années nous ne jouions qu’en improvisation collective. En
2007-2008, j’ai proposé de travailler sur le répertoire du compositeur Hans
Eisler. C’est ainsi que nous avons travaillé pour la première fois sur un
répertoire. Après cette aventure, nous avons eu envie de jouer nos propres
compositions et ainsi est né Kind of Red que
nous jouerons à Souillac. Notre Kind of
Blue en quelque sorte. Être de trois pays de l’Europe donne une identité au
groupe. Les trois influences forgent notre son. On se connaît très très
bien : c’est un peu une famille musicale.
MF
Govin : Das Kapital est un groupe sans leader. À Souillac, nous avons
un souvenir récent et magnifique d’un groupe sans leader : The Bad Plus
est venu en 2014 et avait soulevé un enthousiasme qui avait mis la salle debout
pour deux rappels. Pourquoi un groupe sans leader ?
DE : Nous sommes un groupe
« démocratique » : chacun a les mêmes droits et les mêmes
devoirs. Nous sommes fiers de cette grande réussite : continuer après 15
ans dans cet esprit. La force du trio vient sans doute de là. Ce groupe raconte
quelque chose au-delà de jouer de la musique, il transporte quelque chose, on
ne sait pas trop pourquoi. Et puis parfois il vaut mieux ne pas expliquer trop
les choses. Partout dans le monde, nous constatons un ressenti fort des gens
qui écoutent, une belle réception. Au départ, quand nous jouions de la musique
improvisée avec des côtés free et les
gens ont adhéré complètement à cet univers. Parce que ça va au-delà des styles.
D’ailleurs, le groupe n’a jamais pensé en styles. On peut jouer du reggae ou de
la bossa, un peu de rock, tout est possible avec ce groupe. Et c’est ce qui
fait le « son » de Das Kapital.
MFG : Comment travaillez-vous l’écriture et le
son ? Est-ce qu’il y a création collective dès le début ?
DE : Chacun amène des idées qu’il travaille chez lui puis c’est complètement ouvert.
Nous réalisons une création ensemble. Si j’amène un morceau je suis ouvert à
toutes les propositions et les autres aussi. Chacun se met au service du
morceau.
MFG : La
complicité, la création collective est-ce que c’est la musique qui les porte ou
une démarche intellectuelle ?
DE : C’est un tout. Nous passons beaucoup de temps ensemble pendant les voyages.
Nous discutons, on n’est pas toujours d’accord. Et ceci contribue à la force du
groupe. La musique fédère tout mais il suffit d’être ensemble et de discuter,
de passer du temps en dehors. On parle de tout, de l’actualité, de musique, de
ce qu’on va faire. Et quand on arrive, le lieu nous porte. Un lieu magique ça
élève la façon de jouer. Impossible d’isoler la musique du reste.
MFG : Depuis la
création de la formation, il me semble que l’humour et la dérision soient
toujours présents. Comment les intégrez-vous à votre musique ?
DE : Pour nous, la musique c’est sérieux, profond. Nous jouons
la vie et la mort mais, pour l’exprimer, il faut que ce soit léger. Nous sommes
toujours à fond, à 100%, mais pas en force.
Prenons l’échec, ce groupe
peut aller à l’échec et nous pensons que c’est une chance. Par l’humour, inclus
dans notre manière de construire les choses, nous nous donnons la possibilité
de l’échec. Les grands musiciens que nous adorons se comportent ainsi. La
semaine dernière, j’ai vu un concert de Daniel Humair avec son nouveau groupe.
Il a commencé un morceau et après deux minutes il a arrêté de jouer et il a
dit, lui le grand batteur : « Le batteur s’est trompé, on va
recommencer. » J’adore cet esprit vivant, qui ne reproduit pas toujours la
même chose, qui prend des risques et peut dire « bon voilà j’ai pris le
risque, il y a eu un échec. » En outre, avec de l’humour, on arrive à
fédérer tout le monde. Le public s’inscrit encore plus dans la musique et ainsi
s’établit la confiance. Et ne pas faire semblant. L’humour et la dérision
permettent cette attitude. Alors des fenêtres s’ouvrent pour les spectateurs.
Nous voulons inclure les gens car les concerts sont des moments précieux, une
manière d’être ensemble.
MFG : Peut-on dire que
votre musique est narrative, qu’elle raconte des histoires ?
DE : Oui complètement. Elle raconte des histoires, qui parfois
s’inventent sur le moment. Dans notre nouveau répertoire, qui est très blues,
il y a des histoires, des hommages dans les morceaux. Et il y a aussi d’autres
moments où les histoires se racontent sur le vif. Alors chacun peut se raconter
sa propre histoire et l’imaginer.
MFG : Vous dites que vous préférez travailler un son
d’ensemble qu’être soliste. Mais ce son d’ensemble ne vient-il pas de la
contribution individuelle de chaque musicien ? Comment passez-vous
justement de l’individuel au collectif ? Est-ce ceci la « patte de
Das Kapital » ? Peut-on parler de l’effacement du soliste ?
DE : On est tous des solistes. Le jazz est une musique de
solistes mais le son d’ensemble est très important. La musique se construit à
partir de celle de chaque soliste. Comme les autres jouent quelque chose
d’intéressant tout le temps et se rencontrent, plusieurs voix se combinent et fabriquent
la musique.
L’esprit du jazz que je
recherche n’est pas celui de concerts où des musiciens accompagnent un soliste.
Bien sûr, il y a des solos : une voix prend plus la parole mais je ne veux
jamais réduire les autres à un simple rôle d’accompagnement. La possibilité de
prendre la parole est toujours là pour chacun. Nous sommes tous des solistes,
c’est clair, mais des solistes en collectif. Dans les grands disques de Miles
Davis comme Kind of Blue, on peut
toujours entendre les autres, il y a de la place pour des commentaires ;
ce n’est pas un accompagnement mais un ensemble.
MFG : Vous avez dit qu’un concert de Wayne Shorter est à
l’origine de Kind of Red et aussi que vous vous référiez à la musique d’Albert
Ayler. Ce sont deux musiciens très différents. Êtes-vous plus Wayne Shorter ou
plus Albert Ayler, qui est un peu un oublié aujourd’hui ?
DE : C’est amusant que vous parliez d’Albert Ayler. Voici
pourquoi : je prends des notes dans le studio où je travaille et, il y a
un mois à peu près, j’ai écrit en grand « Albert Ayler » sur le mur
parce qu’on l’oublie. J’ai écrit son nom pour le garder en tête, pour envisager
quoi faire pour qu’on ne l’oublie pas, pour se battre pour la mémoire de
certains musiciens. Il me semble que c’est un devoir des musiciens d’aujourd’hui.
Un autre musicien est en train de tomber dans l’oubli aussi, un grand
saxophoniste, Dewey Redman, le père de Joshua Redman. Il fait partie de l’histoire
du jazz de la seconde moitié du 20e siècle et on est en train de l’oublier.
Quant à Wayne Shorter, nous
avons fait la première partie de son concert en 2012 à Berlin dans la grande
salle du festival, ça nous a marqué. Nous étions à 2 mètres de lui et nous
étions complètement pris dans la magie de ce concert. Alors nous avons eu envie
faire notre musique, nos morceaux. C’est dans cet esprit là que nous avons été
touchés et nous nous sommes demandés : « Qu’est-ce que nous nous voulons
raconter aujourd’hui ? »
Nous ne renions nos influences,
nous sommes complètement influencés par les grands musiciens américains,
européens, africains, de partout. J’en profite pour faire une petite annonce :
le prochain répertoire de Das Kapital va être sur la musique française, du
baroque à aujourd’hui.
Nous avons envie de prendre
tout, d’être influencés par tout, de ne pas se poser de limites.
MFG : Vous êtes un groupe européen : Das Kapital est un nom
allemand, Kind of Red est en anglais.
Qu’est-ce qu’est le rouge de Kind of Red ?
DE : Ce rouge est un petit clin d’œil à notre nom. Ensemble,
nous avons joué la musique d’un compositeur communiste. Nous jouons avec cet
univers. Ainsi Kind of Red et Das Kapital
sont des mots qui viennent complètement en cohérence. Il ne s’agit pas d’une
revendication mais ce nom raconte un état d’esprit. Nous avons fondé le groupe
juste après le 11 septembre 2001, le monde était en train de changer et nous
étions en état de choc. « Kapital », ce sont aussi les villes capitales
d’où nous venons et beaucoup d’autres significations. C’est un nom ouvert,
chacun peut se retrouver. Il n’y a pas une explication, elles sont multiples.
Mais nous avons envie de revendiquer des choses, de ne
pas rester muets par rapport à l’actualité.
Notre revendication se situe dans un mouvement en
évolution. Aujourd’hui, nous remarquons la renaissance d’endroits où des gens
investissent des choses localement, s’impliquent dans la vie locale dans un
mouvement de proximité qui nous intéresse et qui va bien avec ce groupe.
MFG : Peut-on parler de réseau solidaire ?
DE : Oui de réseau solidaire de proximité. Une tournée dans
des lieux comme ça donne de l’espoir. Notre place est là, ce nom revendique
notre place dans ce monde de solidarité. Ainsi, on est tout le temps dans
l’échange dont chacun se nourrit.
Notre musique nous aide à
comprendre le monde et à le supporter.
Marie-Françoise
Govin
Das Kapital
Daniel Erdmann, saxophones
Hasse Poulsen, guitare
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